dimanche 15 juillet 2018

Poésie Russe - Serguei Essenine

Donc je continue sur mes sujets littéraires et poétiques, et je vous parle enfin du fameux Serguei Essenine, qui est un peu l'emblème de mes cours de russe depuis le lycée, ma porte d'entrée vers la poésie slave et donc un auteur qui a une place un peu particulière pour moi. et qui devient de plus en plus particulière au fur et à mesure que je creuse ses écrits.
J'en parlais déjà ici il y a quelques années "souvenir de cours de russe N°1"

Mais je n'avais pas évoqué une autre circonstance, qui a rendu ma découverte de cet auteur marquante, et un peu compliquée, ou du moins étrange et donc étrangement inoubliable, je l'avoue: une certaine ressemblance - sur la photo qui était en salle de classe -  avec quelqu'un qui m'a rendu la vie particulièrement difficile pendant des années. J'aurais pu faire un rejet violent rien qu'à voir sa tête, et pourtant, j'ai réussi à dépasser ça, et c'est un coup de coeur littéraire inattendu.

Mais il faut que j'en passe par une mise en situation, je vais essayer de faire court, pour expliquer pourquoi cet auteur a pris une place à part dans mon paysage littéraire, alors que j'aurais pu facilement ne jamais en entendre parler.

En 1992, je rentre au lycée et j'ai choisi le russe LV3 en option, presque sur un coup de dés.


Et donc, dans la minuscule salle, où nous n'étions pas plus de 10/12 élèves, la prof avait curieusement placé au dessus de la porte, très haut faute de place, une photo ancienne, assez curieuse: un jeune dandy, avec une tête de gamin, presque un " petit ange" qui fume la pipe. Qui explose allègrement le 4° mur.

Et cette photo me mettait assez, voire très mal à l'aise... par son emplacement bizarre, parce qu'il nous regardait d'un air moqueur,  parce que j'avais l'impression constante d'être épiée par quelqu'un, qui comble de malchance, ressemble un peu à mon père sur ses photos de jeunesse ( même coiffure, même yeux très clairs... c'est.. flippant. La bonne vallée de l'étrange là... mettons ça sur le stress du bac qui approchait.)

Mettez vous à ma place, j'ai le nez dans le guidon du bac , je suis sous pression, et voilà que quelqu'un ressemblant à mon éternel insatisfait de père semble me surveiller jusqu'au lycée.


Et donc un jour j'ai fini par dire à ma prof - sans rentrer dans le détail, je ne tenais pas à passer pour tarée  - mais bref, qu'il m'inquiétait et et que j'aimerais bien savoir de qui il s'agissait.
Et, croyez le ou pas, c'est très bête à dire, mais ayant enfin un nom et une histoire à mettre sur la photo, elle a cessé de me déranger. Faut croire que c'est ma tête qui était un peu dérangée!

En tout cas, de mémoire ma réaction avait surpris la prof, qui n'avait pas l'habitude d'avoir un retour comme " le type sur la photo me pose un genre de problème, il me met vraiment mal à l'aise" qui avait rigolé en disant "d'habitude on me demande plutôt " qui c'est ce beau gars?" .

En tout cas, ça a du lui faire plaisir que je lui demande, car si la photo était là, c'est bien que le monsieur en question représentait quelque chose d'important pour elle.
A mettre un portrait d'écrivain, Pouchkine, Tolstoï ou Dostoïevsky auraient été plus évidents qu'un quasi inconnu.


Voilà le dandy en question...Je maintiens qu'il a quelque chose qui me met mal à l'aise, dans l'expression et le regard surtout. Enfin, sur cette photo là, la ressemblance familiale est beaucoup moins évidente sur les autres portraits que j'ai pu voir ensuite.

Et en plus il donne l'impression de se payer silencieusement notre fiole. Même là, plus de 25 ans après, je vous jure que sa trombine me met mal à l'aise.
Même si c'était un très bel homme, je suis obligée de le reconnaître.

Impossible cependant à l'époque - je vous rappelle qu'on était en 1992, bien avant le net- d'avoir accès aux textes et traductions, elle a donc fini l'année en nous proposant 2 textes de cet auteur, et leur traduction. Et j'ai adoré! Et par la suite j'ai cherché d'autres textes.
C'est donc depuis mon petit chouchou littéraire (ce qui n'était pas gagné avec une première approche aussi étrange...mais au moins impossible d'oublier son nom!)

Pour son côté simple mais sans céder au folklore, ses sujets limite "écolos" avant l'heure, l'amour de la nature et des animaux, l'obsession pour le temps qui passe, quelques touches d'humour très noir et d'autodérision bien acide qui empêchent de le classer seulement dans la poésie lyrique champêtre à tendance mystique .. bref, son écriture, me parle. Contrairement à celle de son contemporain et rival Maïakovski, chantre d'un monde industriel, des usines, de la révolution. Bref les deux n'étaient pas du tout sur la même longueur d'onde. Et pourtant il y a des similitudes dans leurs parcours: l'engagement politique, la désillusion, la dépression nerveuse... comme quoi deux visions du monde opposées peuvent malgré tout conduire à la même conclusion.

Quelque part, je l'aime bien ce gars là AUSSI parce que c'est un peu le parangon de l'écrivain torturé-dépressif - fêtard - scandaleux qu'on imagine, presque à la limite du cliché estampillé " made in Russia". A tel point que je me demande comment ça se fait que l'oncle Sam n'ai pas encore exploité au cinoche cette histoire réelle  mais digne d'un roman.*

Car oui, c'est la triste histoire d'un gamin de la campagne, devenu pour un temps l'idole littéraire de son pays. Tout y est, la réalité a dépassé la fiction: il avait tout pour lui, il a choqué son monde par ses excentricités, il a échoué à concilier ses idéaux avec l'évolution sociale, il a fini tragiquement mais dans des circonstances entourées de mystères.
Un air de petit ange et une tendance aux scandales.
Un mélange entre un dandy et un voyou, enfin, il se qualifie comme tel, même si ce n'était pas un criminel, juste un type un brin paumé, un peu trop porté sur la bouteille, les bagarres de comptoir ... et les soirées au lupanar du coin.
Un provincial un peu rustre, ou au moins, c'est l'image qu'il aimait donner en société pour faire parler de lui, quitte à être vexé dans sa dignité d'être surnommé " le péquenaud"...( ne cherchez pas la logique, les écrivains ne fonctionnement pas comme le commun des mortels!) mais auteur de textes d'une grande sensibilité et sans illusions sur ses propres défauts.

La gloire, le succès, la reconnaissance littéraire, les nanas à la pelle - en même temps, à voir sa photo, tu m'étonnes Simone... La prochaine fois que j'entends ou lis le cliché "les femmes russes sont très jolies, par contre les hommes sont des mochetés", je sors la photo de l'ami Serguei comme contre exemple; parce que oui même si les blondinets nordiques ne sont pas mon type a priori, je dois reconnaître que ce gars était une beauté  et sa tête lui ouvert bien des portes et pas uniquement celles des sociétés littéraires.  Je ne peux pas passer ce fait sous silence, car il a quand même contribué à sa popularité de son vivant. Eût-il été moche, on l'aurait peut être moins écouté...

Mais s'il n'avait été que séduisant sans avoir de talent, il n'aurait pas marqué les mémoires. Et le talent ou le charisme ne mettent pas à l'abri de la dépression.

et là, par exemple, comme quoi il faut toujours croiser ses sources, il n'y a plus vraiment l'air de ressemblance qui me gênait plus haut. Plus du tout la même expression, ouf..
Mais voilà pour le cliché " les russes sont tous moches", je peux facilement vous en trouver en moins de deux, 2 ou 3 autres qui cassent ce préjugé.

Ajouter un mariage totalement improbable et qui évoque surtout un arrangement de convenance ( elle se paye un jeunot, il se paye un visa pour l'international) avec une danseuse américaine qui ne parlait pas russe, alors que lui ne parlait pas anglais, les désillusions politiques et sociales, le dégoût de soi, la dépression, l'alcoolisme, le suicide " en version officielle" mais ça n'est pas si sûr.. ( et pour Maiakovski, le doute plane aussi sur un suicide qui pourrait aussi bien ne pas en être un).

Et à noter que dans la société de l'époque, qui commençait à dessaouler sérieusement de l'idéal révolutionnaire, ce aheum "suicide" a été un électrochoc.. qui a donné le coup d'envoi d'une vague de suicides chez ceux qui hésitaient à passer à l'action. De même bien des années après, la première manifestation de grande ampleur en URSS n'a pas eu lieu pour le pouvoir d'achat mais.. pour empêcher la destruction de l'hôtel où il est mort. C'est dire la dimension quasiment " rock star" du gars. Probablement d'autant plus qu'après avoir été adulé y compris par les élites communistes, il était nettement passé post-mortem du côté des gens qu'il valait mieux éviter de lire sous peine d'être considéré comme anti-régime. Ou comment transformer la mort de quelqu'un en querelle idéologique. C'est encore plus triste.

Tout ça fait, et c'est là l'important, que cet auteur mort en 1925 a encore une immense popularité dans son pays, ses textes sont adaptés en chansons, encore récemment, y compris en slam, en rap, en métal... et de figurer encore dans le top 112 (voir précédent sujet) des auteurs majeurs et dans les 20 premières places. Et d'être maintenant au programme de quasiment toutes les années scolaires, depuis l'équivalent du CP à celui du bac ( oui, les petits russes se coltinent de la poésie tous les ans, dès le jardin d'enfant)
et même... en mèmes.
gars: ma chérie, dis moi, qui est l'homme dont tu te sens le plus proche?
fille: Serguei Essenin

(si ta chérie se sent plus proche d'un écrivain mort il y a presque 100 ans que de toi, c'est peut-être le moment de faire sérieusement le bilan de ta vie sentimentale)

De mon côté, et malgré mes compétences limitées en russe ( pour le moment!) je le disais, j'ai tout de suite accroché à la musicalité et aux thèmes de ses textes, à sa manière de casser les conventions y compris littéraires ( vers libres, rimes qui partent soudain en vrille, détails cocasses ou triviaux pour conclure un texte hyper lyrique... ou inversement, conclusion très intimiste sur une chanson à boire) Mais aussi, parce que, comment expliquer ça...
J'ai l'impression qu'il y a chez cet électron libre de la littérature quelque chose qui va au delà des simples apparences et des débats d'idéologie.
Le gamin espiègle, le fêtard décadent, la figure christique détruit par la société autant que par la spirale dans laquelle il s'est enfermé. Il y a tout ça.. mais pas seulement. Plus je découvre ses textes, plus j'ai l'impression qu'il m'en reste à découvrir. Cet auteur a autant de couches qu'un oignon ( hé ho, je suis sure qu'en plus la comparaison n'aurait pas vexé un chantre de la campagne).

Alors oui, c'est rare, mais je peux vraiment parler de coup de foudre littéraire, et qui ne s'est jamais démenti, les deux autres cas étant...Charles Baudelaire et Robert Desnos. Chez qui, sous des formes différentes, je ressent le même genre de sincérité.
Mais paradoxalement pas chez Rimbaud, et c'est pourquoi j'ai évité volontairement, le parallèle évident entre Rimbaud et Essenine. A la limite, ce serait plus l'incarnation in vivo de Dorian Gray, s'il fallait vraiment chercher une comparaison. Sa vie est un roman, donc autant trouver un personnage littéraire. J'aime beaucoup ce roman, et j'ai du mal à considérer Dorian comme un salaud, malgré ses mauvaises actions, car il y a toujours chez lui un écho de la "fraîcheur perdue" qui revient aussi en leitmotiv sous la plume d'Essenine.

J'ai l'impression que son drame n'est pas tant d'avoir perdu l'innocence de sa jeunesse, mais au contraire de ne pas avoir su totalement la perdre, et de ne pas être arrivé à réconcilier ses contradictions, ou faire taire sa conscience.
Le petit garçon de la campagne en manque d'affection, qui n'a pas su trouver sa place n'est jamais bien loin derrière le dandy fêtard, il est même partout dans ses écrits.
Le gars qui se décrit lui même comme un raté avait-il conscience d'être peut-être, dans le fond, plus sincère que la majeure partie de ses concitoyens?
En tout cas, il y a un autre personnage qui transparaît, et c'est le plus tragique: l'authentique type bien qu'il aurait pu être s'il avait suivi une voie moins pavée de bouteilles.
Il serait resté inconnu, peut-être moins malheureux, mais la littérature y aurait perdu c'est vrai, car c'est l'horrible paradoxe: ce sont les larmes de l'auteur qui produisent les perles qui font l'admiration du lecteur.

Et c'est ce qui, chez ce type-là , malgré ses défauts, et par-delà les décennies et les frontières, me touche beaucoup. Voir ce magnifique texte, un de ses plus célèbres, "la confession d'un voyou" ( vo + traduction)
Et la sincérité, lorsqu'on est hypersensible - et ça, il suffit de lire ses textes pour s'en rendre compte-  c'est une combinaison dangereuse qui peut facilement devenir autodestructrice. La société est dure pour les rêveurs, ça n'a pas changé et ça ne changera jamais. La perte d'illusions est toujours difficile. Mais encore plus dans la Russie bolchévique où tout comportement excentrique était d'emblée suspect. Soit on en prend son parti et on survit soit on ne peut s'adapter et on finit au bout d'une corde.

Voilà un site qui parle un peu plus de sa courte vie et propose quelques traductions de textes en français- parfois rimés en français, grrrr, j'ai horreur de ce genre d'adaptation qui en fait trop.

Je ne sais pas qui a écrit tout ça, mais c'est un fan absolu ( qui nous case Rimbaud, évidemment), qui nous propose un long texte lyrique, à la limite de la déclaration d'amour. J'émets une petite réserve sur la mention de la bisexualité, que je n'ai jamais vue ailleurs en fait. C'est  fort possible, mais je manque d'informations à ce sujet. Le gars est partout ailleurs présenté plutôt comme un Don Juan patenté. Donc, à prendre avec des pincettes, dans la mesure où aucune source n'est citée.

Mais ça me fait plaisir qu'on est au moins quelques francophones à vouloir essayer de lire entre les lignes et chercher au delà de l'apparence.
Et donc parce que la poésie c'est toujours mieux en vo, voilà la série de lectures correspondantes (67 textes), chez mon fournisseur attitré de lectures de poésies russes, monsieur Ilyin dont je parlais récemment, il  n'y a qu'à cliquer.

Voilà une partie de ceux proposés en traduction par le site francophone.
13 = adieu l'ami
20=  quelle nuit!
23 = lettre à ma mère
25= je ne regrette rien, ni n'appelle, ni ne pleure

Allez, je finis quand même sur un texte sensuel, joyeusement empreint de tristesse (oui, c'est possible!) qui peut être résumé en un seul acronyme: YOLO!
si, si: На земле живут лишь раз! = sur cette terre on ne vit qu'une fois. Donc en gros, buvons, chantons et embrassons nous sous le croissant de lune, ma copine!

Lecture ici
Ну, целуй меня, целуй,
Хоть до крови, хоть до боли.
Не в ладу с холодной волей
Кипяток сердечных струй.
Опрокинутая кружка
Средь веселых не для нас.
Понимай, моя подружка,
На земле живут лишь раз!
Оглядись спокойным взором,
Посмотри: во мгле сырой
Месяц, словно желтый ворон,
Кружит, вьется над землей.
Ну, целуй же! Так хочу я.
Песню тлен пропел и мне.
Видно, смерть мою почуял
Тот, кто вьется в вышине.
Увядающая сила!
Умирать так умирать!
До кончины губы милой
Я хотел бы целовать.
          Чтоб все время в синих дремах,
          Не стыдясь и не тая,
          В нежном шелесте черемух
          Раздавалось: «Я твоя».
И чтоб свет над полной кружкой
Легкой пеной не погас —
Пей и пой, моя подружка:
На земле живут лишь раз!

*les russes s'en sont évidemment chargés, avec un biopic avant l'heure dans les années 60 et une mini série de 5 épisodes ( soit plus de 8h00!) de 2005. Je vous avoue que j'ai bien envie de voir cette série, ça va être assez coton de la trouver en version sous-titrée dans une langue où je me débrouille suffisamment. Mais ça serait une bonne chose pour essayer de suivre un long programme sur la durée.

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